Catégorie : Actualité
Chaza Charafeddine montre à quoi rêvent les jeunes filles
L’artiste plasticienne Chaza Charafeddine continue de creuser son sillon dans le domaine de la photographie. Sa démarche, au-delà d’une pure recherche esthétique, repose sur une observation de la société libanaise dont elle met en lumière les aspects les plus délicats, comme le phénomène transgenre sur lequel elle travailla en 2010 pour son exposition intitulée La Divine Comédie. Cette année, l’artiste s’attaque à la situation des domestiques immigrées employées dans les maisons bourgeoises locales. Principalement originaires de l’Asie du Sud et du Sud-Est, ainsi que de l’Afrique subsaharienne, ces jeunes filles font l’objet d’un commerce qui se situe parfois à la limite de la traite des êtres humains. Dès leur arrivée à l’aéroport de Beyrouth, en fonction des familles dans lesquelles elles travailleront, le plus souvent comme bonnes, elles seront traitées avec humanité ou quasi-réduites en esclavage. La presse s’est plusieurs fois penchée sur ce problème, sans grand succès dans la mesure où le statut des gens de maison, au Liban, échappe pratiquement au champ d’application du Code du travail.
Chaza Charafeddine aurait pu s’emparer de ce sujet en exploitant la veine misérabiliste, en jouant la carte de la mauvaise conscience, en abusant de bons sentiments sirupeux. Mais son imaginaire ne se nourrit pas de ces facilités vues et revues jusqu’à la nausée ; on ne change pas une société par des moyens qui ont déjà prouvé leur inefficacité. Sa démarche se révèle bien plus créative, plus forte et surtout plus inattendue. Après avoir rencontré dix de ces femmes, elle leur a proposé de passer de l’ombre où elles restent reléguées à la lumière, en les photographiant, non dans leurs activités ordinaires, mais telles qu’elles se rêvent. Chacune est ainsi mise en scène dans un environnement et avec une tenue qui correspondent à cet idéal fantasmé. Ce travail tout à fait original est exposé à la galerie Agial de Beyrouth du 11 octobre au 10 novembre 2018 sous le titre Maidames, mot valise qui fait autant références aux « bonnes » (maid, en anglais) qu’aux « dames ».
Le résultat est remarquable par le choix des décors, des costumes, des éclairages et de la justesse des poses, sans parler de la composition qui relève de la peinture. Il est aussi très étonnant, car il ne s’inscrit pas dans les stéréotypes des songes de midinettes tels qu’on aurait pu les imaginer. Ni princesse de conte de fée, ni héroïne aussi inculte qu’éphémère de la téléréalité ne figurent dans l’Olympe de ces jeunes femmes. Ainsi, à titre d’exemple, Melanie se voit en aristocrate dans le salon d’un palais telle qu’aurait pu la peindre Mme Vigée-Lebrun, Nadine suggérerait plutôt Schéhérazade, Vera prend la pose d’une « First Lady » qui rappelle singulièrement Jackie Kennedy, Judith semble chercher Susan désespérément dans une tenue qui se rapproche de celle que Madona portait en 1985 dans le film de Susan Seidelman, KuMaria devient l’espace d’une photo une Vierge plus ou moins sulpicienne au moment de l’Assomption et Bruktayt choisit la divine Marlène Dietrich dans des poses célèbres, pour deux clichés à la fois décalés et tellement convaincants. Dans leur esprit, sans doute, les femmes représentatives, qu’elles incarnent pour un instant et qu’elles rêvent de devenir, sont-elles aussi un moyen d’échapper à l’invisibilité qui constitue leur quotidien.
Mais la photographie la plus saisissante, la plus inattendue, la plus réussie peut-être est celle où Hana pose en Jeune fille à la perle de Vermeer. Elle ne fantasme pas sur une position sociale qui la placerait dans l’élite politique, économique, cinématographique, voire religieuse du monde ; son rêve ne vise pas à occuper une position de pouvoir, à briller sur une scène, à susciter le respect figé des fidèles ou l’adoration des foules. Elle choisit pour modèle une jeune fille anonyme dont les historiens débattent encore aujourd’hui pour savoir si elle était l’une des filles du peintre ou une simple servante. Toute la puissance de la toile, qui est l’un des chefs-d’œuvre de la peinture occidentale, se retrouve dans l’expression et le regard d’Hana. Sait-elle ou pressent-elle qu’entre toutes, c’est elle la véritable icône ?
Illustrations : Nadine, photography printed with archival ink on fine art paper and mounted on dibond, edition of 5, 55 x 80 cm, 2017-2018 – Bruktayt In Black, photography printed with archival ink on fine art paper and mounted on dibond, edition of 5, 80 x 55 cm, 2017-2018 – Miss Vera, photography printed with archival ink on fine art paper and mounted on dibond, edition of 5, 80 x 55 cm, 2017-2018 – Hana Lielit, photography printed with archival ink on fine art paper and mounted on dibond, edition of 5, 80 x 70 cm, 2017-2018.
Un Modèle pour « L’Origine du monde »
Depuis le faux « scoop » présenté par Paris-Match en 2013 et le livre numérique mis en ligne en février dernier (La Face cachée de L’Origine du monde, qui reprenait la même supposition fantaisiste en y ajoutant de nouveaux arguments qui l’étaient tout autant), le milieu de l’art ne pouvait accueillir sans circonspection toute nouvelle tentative d’identification de la femme qui avait pu poser pour la célèbre toile de Courbet. Le dernier essai de Claude Schopp, L’Origine du monde – Vie du modèle (Phébus, 160 pages, 15 €) parvient toutefois à rassurer les spécialistes. L’hypothèse qu’il propose se révèle en effet des plus sérieuses. D’abord parce que l’historien est un dix-neuvièmiste reconnu (spécialiste des deux Dumas et auteur d’une belle biographie de Dumas père) qui ne se serait pas aventuré aussi loin de son champ habituel de recherches sans avoir étayé son propos ; ensuite parce qu’il bénéficie, dans cette entreprise, de la caution de Sylvie Aubenas, directrice du département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale, respectée de tous pour sa connaissance du sujet. Elle fut, en 2001, co-auteur, avec Philippe Comar, d’une remarquable étude consacrée aux photographies érotiques d’Auguste Belloc dont le cadrage serré sur des sexes féminins rappelait singulièrement celui choisi par Courbet pour son tableau. Enfin parce que Claude Schopp s’appuie sur un élément matériel dont on peinera à contester le bien fondé.
Sa découverte, il l’avoue lui-même, est le fruit du hasard. Beaucoup de chercheurs ont fait cette expérience, qui consiste à étudier des archives en poursuivant un but précis et à exhumer, dans ce cadre, une information inédite, mais portant sur un tout autre sujet. Préparant une édition critique de la correspondance d’Alexandre Dumas fils, l’auteur tomba ainsi sur une lettre adressée le 17 juin 1871 à George Sand, dans laquelle l’écrivain revenait sur la charge au vitriol qu’il venait de publier dans la presse contre Gustave Courbet, coupable à ses yeux de s’être engagé auprès des Communards. On pouvait y lire ce curieux paragraphe :
« Courbet est sans excuse, voilà pourquoi je suis tombé dessus. Quand on a son talent qui, sans être exceptionnel, est remarquable et intéressant, on n’a pas le droit d’être aussi orgueilleux, aussi insolent et aussi lâche – sans compter qu’on ne peint pas de son pinceau le plus délicat et le plus sonore l’interview de Mlle Queniault [sic] de l’Opéra, pour le Turc qui s’y hébergeait de tems en tems, le tout de grandeur naturelle et de grandeur naturelle aussi deux femmes se passant d’hommes. […] »
Le terme « interview », aussi anachronique que dénué de sens dans le contexte, lui sembla suspect. Il vérifia donc le manuscrit original (reproduit dans son livre) et comprit qu’il y avait eu erreur de transcription. C’était « intérieur » qu’il fallait comprendre. Cette nouvelle lecture éclairait le texte : Dumas fils évoquait à l’évidence le diplomate turc Khalil Bey, qui avait été, en 1866, le commanditaire de deux toiles majeures de Courbet, Le Sommeil, grande œuvre saphique aujourd’hui conservée au Petit Palais, et L’Origine du monde, ici qualifiée d’« intérieur de Mlle Queniault. » Pourquoi, se demandera-t-on, avoir choisi de parler d’« intérieur » et non de « sexe » ou de « vulve » ? Sans doute le respect « filial » de l’écrivain envers son ainée justifie-t-il l’emploi de la métaphore. Mais, si l’identification du tableau et du modèle ne soulevait plus guère de doute, restait à savoir qui était cette demoiselle « Queniault »…
Le livre de Claude Schopp s’attache à brosser une biographie brève, mais bien documentée de cette danseuse, Constance Quéniaux (1832-1908), qui fut engagée à l’Opéra de 1847 à 1859 où elle exerça une carrière honorable, sans toutefois appartenir à l’élite des ballets. Au XIXe siècle, ce métier ouvrait à toute jeune fille issue d’un milieu modeste les perspectives d’une belle ascension sociale pour peu qu’elle fût jolie et sût choisir de riches protecteurs. Constance fut de ces « biches », comme on les désignait alors. Certes, elle n’atteignit pas les sommets de la notoriété des « grandes horizontales » comme Cora Pearl, ni la fortune ostentatoire de la Païva, ni l’immortalité baudelairienne d’Apollonie Sabatier. Cependant, elle sut, en toute discrétion, s’assurer un avenir confortable grâce à quelques amants généreux, parmi lesquels se trouvait Khalil Bey. Le livre n’insiste certes pas assez sur le rôle politique de premier plan que le diplomate – trop souvent présenté comme un simple nabab libidineux – joua en Turquie, mais il rend compte d’une qualité de Constance à laquelle ce joueur capable de soutenir un banco d’un million sur les tapis verts devait être sensible : la jeune femme portait chance ! Plus tard, après s’être retirée de la vie (demi) mondaine, à l’exemple de sa consœur l’actrice Alice Ozy, Constance Quéniaux s’investit dans des œuvres de charité, garantes, sans doute, d’une certaine respectabilité aux yeux de la société. Détail intéressant, dans le catalogue de sa vente après décès, on remarque un tableau de Courbet représentant un bouquet de fleurs, aujourd’hui conservé au musée de l’Hermitage, que l’on pourrait interpréter comme la compensation du diplomate à l’inhabituelle demande faite à sa maîtresse.
Dans quelles conditions devint-elle le modèle de L’Origine du monde ? Claude Schopp avance quelques hypothèses plausibles. Peut-être, imagine-t-il, posa-t-elle devant Courbet, dans son atelier de la rue Hautefeuille ou dans le somptueux appartement que Khalil Bey habitait sur le Boulevard… Comment Dumas fils sut-il qu’elle avait posé pour ce portrait singulier ? Sylvie Aubenas apporte quelques suppositions dans le chapitre conclusif sous le titre : « Un secret connu de tous mais dévoilé par Dumas ? » Le point d’interrogation est ici bienvenu car nous ne connaissons aucun témoignage autre que celui de l’écrivain, ce qui tend à suggérer que ce secret n’était pas si répandu.
La découverte de Claude Schopp, qui n’est pas de nature à être remise en cause, constitue une avancée dans la connaissance du tableau le plus radical jamais peint par Courbet. Pour autant, l’identification du modèle n’enlève rien à la portée symbolique de la toile elle-même, toujours aussi puissante par son sujet et son cadrage. Au regard de l’histoire de l’art, elle demeure une œuvre charnière dans la représentation du corps féminin. Mais incidemment, cette trouvaille fera un dommage collatéral : maintenant que nous connaissons, par des photographies d’époque, le visage de Constance Quéniaux, l’hypothèse fantaisiste (contre laquelle je m’étais prononcé depuis le départ) présentée comme une vérité révélée par Paris Match, qui voulait que le modèle fût la belle Irlandaise Joanna Hifferman, s’effondre définitivement ; il n’existe en effet aucune ressemblance entre le visage de la danseuse et celui du portrait mis en lumière par le magazine.
Les Démons d’Edward Limonov
Les livres d’Edward Limonov ne laissent jamais indifférent ; son dernier ouvrage, Et ses démons (Bartillat, 236 pages, 20 €), encore moins que les autres. Le lecteur qui s’arrête un instant sur la couverture pourrait d’ailleurs inclure le nom de l’auteur dans le titre lui-même, car ce roman autobiographique, autrement plus intense que les pâles autofictions qui, chaque année, encombrent les rayons des librairies, ne parle finalement que de Limonov et de ses démons. Quels sont-ils ? Ceux qu’il nous présente sont extérieurs ; des spécialistes d’une clinique devenue sous sa plume « camp nazi de médecine européenne » aux statues africaines dont on lui avait fait cadeau, ces démons l’entourent et, pense-t-il, œuvrent à sa perte ; mais on devine qu’il ne s’agit ici que de la partie visible de l’iceberg. Les autres, même s’ils ne les évoque guère, se glissent entre chaque ligne ; ce sont des démons intérieurs, qui l’habitent depuis le début de sa vie aventureuse, pavée d’utopies, de causes perdues, d’engagements ontologiquement minoritaires. Ne porterait-il pas sa barbiche, Limonov ne parviendrait pas à dissimuler le Don Quichotte qui ne sommeille en lui que d’un œil distrait au cœur d’un paysage hérissé de moulins.
Que le roman soit écrit à la troisième personne – « le Président » – fournit un argument à ceux qu’il agace et qui l’accuseront de mégalomanie. Pourtant, ce choix délibéré ménage une mise en abîme qui n’est pas sans rappeler un autre « livre d’urgence », le Pseudo que publia Romain Gary sous le masque d’Emile Ajar. On y retrouve une identique introspection non dénuée de critique sur ses échecs à répétition, un humour grinçant qui ressemble diablement – l’expression, pour une fois, se révèle juste – à la politesse du désespoir, une hantise de la mort, ici venue avec l’âge et la maladie soudaine chez un homme qui fut pourtant habitué à la côtoyer et qu’illustre, notamment, ses inattendues recherches généalogiques. Avec pour point de départ l’opération du cerveau qu’il dut subir en 2016, par épisodes, comme les touches disparates d’un portrait expressionniste, l’auteur de 76 ans revient sur différents moments de sa vie, tour à tour quotidienne, amoureuse, littéraire ou politique.
Sans doute, sur ce dernier aspect, les lecteurs français, souvent peu familiers de la géopolitique de la Russie et des anciens satellites soviétiques, se sentiront un peu perdus – où localiser le Dombass, cette région située à la frontière Est de l’Ukraine, entre le Don et la mer d’Azov, ainsi que Donetsk et Lougansk ? Mais cela a-t-il vraiment tant d’importance ? En lisant Limonov, on laisse facilement de côté ses engagements complexes et déconcertants, son cynisme, son égocentrisme, pour mieux s’immerger dans sa littérature, celle d’un virtuose de l’écriture, exigeant envers lui-même, tout aussi exigeant envers celles et ceux qui le lisent, mais qui l’a depuis longtemps propulsé dans le cercle très fermé des grands écrivains.
Tagreed Darghouth, exposition « Analogy to Human Life »
Dans son Salon de 1845, Baudelaire, pensant complimenter Lizinska de Mirbel, attribuait à ses miniatures « les intentions viriles de la peinture sérieuse ». Près de 70 ans plus tard, Apollinaire évoquait « l’art féminin » de Marie Laurencin. Existerait-il donc, cet « art féminin » dont les synonymes seraient « mièvrerie », « mignardise », « maniérisme » ou « fadeur » ? Car c’est bien cela que les deux écrivains sous-entendaient. Les toiles de Tagreed Darghouth actuellement présentées à la Saleh Barakat Gallery de Beyrouth (jusqu’au 27 octobre 2018) apportent à ce préjugé un très net démenti. Ses œuvres récentes, réunies sous le titre « Analogy to Human Life », sont puissantes, évocatrices. Elles peuvent se classer dans le courant néoexpressionniste : cette jeune peintre, qui étudia à l’Université Libanaise et à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris, ne fut pas vainement l’élève du regretté Marwan Kassab Bachi qui influença toute une génération. Sa démarche elle-même répond à une réflexion, un regard critique porté sur le monde qui l’entoure ; or, de cet engagement, toute fadeur est absente.
Les tableaux exposés offrent plusieurs niveaux de lecture. Le spectateur levantin y verra une réalité qui s’affiche au-delà de la frontière sud du Liban, en d’autres termes la destruction, depuis de nombreuses années, par l’armée et les colons israéliens, d’immenses oliveraies plusieurs fois centenaires. La production d’huile d’olive, secteur phare de l’agriculture palestinienne, se voit ainsi affaiblie au rythme des dévastations et ceux qui pratiquaient cet artisanat réduits à l’inactivité. L’artiste traduit cette situation en proposant plusieurs séries de tableaux qui représentent des oliviers vigoureux, puis des souches et des arbres tronçonnés, l’ultime stade de la disparition des oliviers, l’arrachage, étant suggéré par une installation de huit toiles représentant les godets de pelles mécaniques dédiés à cette fonction.
Pour autant, il serait très réducteur de limiter l’interprétation de ces œuvres au seul contexte politique régional. L’absence d’éléments narratifs, qui auraient permis d’identifier les lieux ou les forces en présence, donne à ces images un caractère universel et si ces oliviers peuvent être perçus comme une vision symbolique des êtres humains, ils n’en demeurent pas moins les archétypes de tous les arbres et de toutes les populations abattus et déracinés de par le monde par la sauvagerie des conquêtes territoriales et des conflits, quels qu’en soient les protagonistes.
Ce message universel se précise dans d’autres séries de toiles, sur lesquelles l’artiste a peint des crânes et des carcasses. A l’évidence, ces images expriment une rare violence. Les dix-huit petits tableaux formant de facto un polyptique où s’étalent des quartiers de viande d’un rouge vif interrogent le spectateur, car, deux carrés de bœuf facilement reconnaissables mis à part, on se demande si l’on a affaire à des pièces de boucherie ou à des tronçons de chair humaine. La polysémie du terme « boucherie » y invite, qui désigne autant un commerce de bouche que les massacres des combattants sur le champ de bataille – n’a-t-on pas, à raison, qualifié la Grande guerre de « boucherie » ? La présence, dans le parcours de l’exposition, d’un hachoir et de quelques blindés, qui introduisent la force mécanique dans le contexte, renforce le questionnement du visiteur et le parallèle que l’artiste suggère.
Le premier moment de sidération passé, devant la force évocatrice et esthétique de ces toiles réalisées à large coups de brosse, par strates d’acrylique successives, dans un concert de gestes vigoureux, précis, où chaque trait, chaque coulure, chaque projection doivent moins au hasard qu’à l’œil de l’artiste, le visiteur, pour peu qu’il établisse des passerelles entre ce qu’il voit et l’histoire de l’art, renoue avec un univers familier. Ces oliviers aux branches noueuses qui se tordent sur le bleu du ciel lui rappellent ceux que Van Gogh peignit à plusieurs reprises durant l’année 1889 ; les quartiers de viande – sans doute la série la plus extraordinaire de l’exposition – renvoient aux maîtres prestigieux qui traitèrent le sujet, Rembrandt (Le Boeuf écorché, 1655), Chardin (Nature morte au carré de mouton, 1730), Goya (Nature morte à la tête de mouton, vers 1808), Monet (Nature morte, le quartier de viande, vers 1864), Soutine (Carcasse de bœuf, 1925), Picasso (Nature morte au crâne de mouton, 1939) et Bacon (Figure with meat, 1954). Quant aux crânes, loin d’être pris au premier degré, ils s’inscrivent dans la grande tradition des Vanités de la fin de la Renaissance et du XVIIe siècle.
On peine à croire, devant ces compositions très étudiées, que Tagreed Darghouth exécute ses peintures sans passer par l’étape des travaux préparatoires. Tel est pourtant le cas. Il faut être parvenu à une belle maîtrise de son art pour obtenir un tel résultat. J’avais, il y a plusieurs années, vu de petits tableaux qu’elle avait réalisés, autour de la thématique chaotique des champignons nucléaires et des cratères. En abordant ici de grands formats, bien mis en valeur par les volumes qu’offre la galerie et des éclairages impeccables, l’artiste rend compte de son évolution, de la maturité qu’elle atteint aujourd’hui.
Illustrations : Photos © Rim Savatier.
Les amours de Marie Laurencin et Nicole Groult
Sur la couverture du livre, elles se ressemblent comme deux sœurs. Même profil, même coiffure. L’une porte un chemisier à rayures fermé d’un nœud léger, l’autre un kimono qui laisse entrevoir un rang de perles. L’échange de regards en dit aussi long que la main que la seconde a posée sur le genou de la première. La photo immortalise Marie Laurencin et Nicole Groult. Françoise Cloarec fait revivre dans J’ai un tel désir (Stock, 322 pages, 20 €) la relation amoureuse de ces deux femmes dans une première moitié de XXe siècle parisien dominée par une création artistique foisonnante et deux conflits mondiaux.
Marie Laurencin peint ; elle fréquente le Bateau-Lavoir et les cubistes sans pour autant en subir l’influence. Son amant, Guillaume Apollinaire, dans son essai publié en 1913, Les Peintres cubistes, l’évoque de manière plutôt inattendue (sauf à rendre hommage à sa muse), la plaçant « entre Picasso et le Douanier Rousseau » ; il n’en insiste pas moins sur son « art féminin ». Gertrude Stein, qui s’encombrait moins de nuances, qualifiera sa peinture de « trop décorative ». Sans doute avait-elle raison, car bien des épithètes servent à décrire ses toiles et ses aquarelles, dont l’auteure dresse un bref inventaire : douceâtre, enfantine, niaise, mièvre pour les uns, sensuelle, poétique, mélancolique, légère, aérienne pour les autres. Sa palette de prédilection, où dominent le rose, le gris, le blanc, militerait plutôt en faveur de ses détracteurs. Mais cette peinture s’inscrivait dans l’air de temps, Belle époque et Années folles ; elle s’insérait facilement dans une architecture intérieure Art déco et choquait beaucoup moins les âmes sensibles que la déstructuration cubiste ou la provocation Dada.
Nicole Groult, sœur du grand couturier Paul Poiret, a, elle aussi, une maison de couture ; sa créativité lui assure le succès. Entre les deux femmes, va se nouer une histoire d’amour que raconte par le menu, mais en évitant habilement l’écueil du voyeurisme, Françoise Cloarec, qui a eu accès à des archives inédites et des témoignages précieux, notamment celui de Benoîte Groult. Nicole est mariée à un décorateur et a des amants. Elle est « une femme libre de toute morale pouvant la brider, libre devant l’amour, la chair. » Marie présente un profil similaire ; les deux amies sont faites pour développer une belle et durable complicité. Même si le temps n’était plus au puritanisme des années 1860, où les toiles saphiques de Courbet révoltaient (et émoustillaient) les bien-pensants, il fallait une belle force de caractère pour vivre une telle relation, s’émanciper de la pression sociale, échapper au carcan de la morale bourgeoise. Les deux femmes n’en manquaient pas, qui menaient aussi leurs carrières respectives au sein d’un univers purement masculin. Un exemple entre mille illustre leur belle audace ; lorsque Nicole découvrira qu’elle attend un enfant, elle écrira à Marie : « Je suis enceinte, reviens, c’est toi le père ! » De quoi faire s’étouffer bien des conservateurs, encore aujourd’hui…
Françoise Cloarec s’attache à mettre à jour cet amour assumé ; d’une plume alerte, elle en décrit aussi le contexte, plonge son lecteur dans le Paris artistique des années 1900-1930. On y croise Guillaume Apollinaire, Picasso, Max Jacob, Marcel Duchamp, les Delaunay, Cocteau, tout un monde qui, au cours de cette période, déplacera son épicentre de Montmartre à Montparnasse. La belle histoire résistera aux jalousies, mais pas aux assauts conjugués de la seconde guerre mondiale et d’une domestique chasseuse d’héritage qui fera le vide autour de Marie. Restent les peintures, les lettres, les carnets. Solidement documenté, tout comme les précédents livres de l’auteure, consacrés à Séraphine de Senlis et Marthe Bonnard, ce récit leur fait la part belle. Les deux amies méritaient bien un tel hommage.
Quelques réprouvés du monde des Lettres
On prête à Jean Daniel l’aphorisme aussi célèbre que consternant : « J’ai toujours préféré avoir tort avec Sartre plutôt que raison avec Aron. » Erigeant peu ou prou la phrase en doctrine, une partie du monde intellectuel se plaît – le phénomène n’est pas nouveau, mais il semble s’amplifier – à ostraciser ceux qui pensent en-dehors du conformisme, ne cèdent pas au moralisme bêlant ni à la bienséance sirupeuse, encore moins à la mauvaise conscience ou, plus généralement, qui s’éloignent d’une doxa arbitrairement établie. L’époque n’est plus aux débats entre écrivains engagés qui nourrissaient la réflexion chez leurs lecteurs, mais à une pensée univoque, formatée et politiquement correcte. Gare à celles et ceux qui viendraient à s’y opposer ! Un livre a récemment été consacré à certains de ces auteurs aux opinions singulières, sous le titre Réprouvés, bannis, infréquentables (Léo Scheer, 275 pages, 20 €). Placé sous la direction d’Angie David, l’ouvrage rassemble 15 textes de plumes très diverses qui brossent le portrait de ces bannis du monde des lettres. Que l’on éprouve de la sympathie pour les uns ou de l’antipathie à l’encontre des autres importe peu, l’exercice est intéressant puisqu’il propose des plaidoiries là où nous étions habitués à ne lire que des réquisitoires.
Sur le banc des accusés, figurent des noms peu connus du grand public, mais familiers de cénacles de lecteurs, comme Cristina Campo, Simon Leys, Dominique de Roux, Jean-Claude Michéa ou Baudouin de Bodinat. D’autres sont beaucoup moins confidentiels : Pierre Boutang, Pier Paolo Pasolini, Guy Debord, Peter Handke, Philippe Muray, Renaud Camus, Richard Millet, Michel Houellebecq, Marc-Edouard Nabe ou Maurice G. Dantec.
Tous ont développé une pensée hétérodoxe ; beaucoup se sont trouvés au centre d’une « affaire » qui se traduisit, au mieux, par un silence médiatique convenu, au pire par un scandale retentissant qui les cloua au pilori, lorsqu’ils ne furent pas in fine convoqués dans les prétoires. Tous se sont, à des degrés divers, opposés à l’air du temps : la poétesse Cristina Campo refusait avec véhémence la réforme de la liturgie décidée par Vatican II, le sinologue Simon Leys dénonça les crimes du Maoïsme et de la Révolution culturelle au moment où les intellectuels français trouvaient toutes les vertus au régime de Pékin, Renaud Camus et Richard Millet firent l’objet de lynchages nourris, notamment pour leur opposition au multiculturalisme, plusieurs romans de Michel Houellebecq qui mettaient en scène islamisme et djihadisme lui valurent l’étiquette infamante de « réactionnaire » ou d’« islamophobe », etc.
Sans doute manque-t-il quelques noms à cette liste – pensons à Gabriel Matzneff – mais y figure une plume qui se démarque de nombre de ses camarades d’infortune par son humour corrosif et sa très appréciable absence de moraline : Philippe Muray dont il fut plusieurs fois question dans ces colonnes. Dans le texte qu’il lui consacre, Alain Cresciucci, universitaire spécialiste de Céline et biographe d’Antoine Blondin, insiste sur l’importance du rire dans l’œuvre de Muray : « Et il était d’autant plus important de faire rire que le rire était menacé, car il portait atteinte aux bonnes mœurs : « Le rire est devenu un fléau social. » Pas n’importe quel rire, bien sûr, pas celui des marrants subventionnés par le « nouvel ordre humanitaire victimaire », le vrai, celui qui rit « de tout ce qui fait culte, à une époque donnée ; [qui rit] de cette époque et de leur prétention. » » Il est vrai qu’à côté d’écrivains au style irréprochable, mais aux propos passablement sinistres ou aux marottes religieuses (je pense notamment à Richard Millet), le regretté Philippe Muray excellait dans l’art de la satire et nul doute que bien des aspects de notre société contemporaine, apparus ou amplifiés depuis sa disparition, lui auraient inspiré de très savoureuses pages. Chaque livre de Muray se présente comme une arme de dérision massive.
Incidemment, outre l’intérêt de porter à la connaissance du public les œuvres des écrivains présentés et les tracas auxquels une police de la pensée les soumit, Réprouvés, bannis, infréquentables soulève une question qui agite le monde des arts et des lettres depuis la publication de la célèbre préface qu’écrivit Théophile Gautier en tête de son roman Mademoiselle de Maupin : l’autonomisation des œuvres de l’esprit. Un récit, un roman, un témoignage, dès lors qu’exprimés par des écrivains, ne doit-il pas bénéficier d’un statut autonome qui viendrait les soustraire, sans doute au droit commun, à l’évidence à la sacrosainte doxa ? Une pensée se conteste ; elle engendre elle-même ses adversaires légitimes, ses contre-arguments ; ce sont là les conditions d’un riche débat intellectuel dans un cadre démocratique. D’ailleurs, dans un monde qui génère chaque jour un nombre exponentiel d’informations, une pensée nulle ou rejetée par une large majorité a toutes les probabilités de disparaître dans les limbes, tandis que la diabolisation de son auteur tend souvent à produire un effet contreproductif. Dès lors, pourquoi ostraciser les dissidences ou les réduire au silence ? Pourquoi avoir aujourd’hui tant oublié Eris, la déesse de la Discorde, aux vertus si stimulantes ?
Cinquantenaire de Mai 68 : sous les pavés, un pavé…